Bordeaux Aquitaine Marine

L’incendie du port - sept. 1869

1. VICTIMES DE L'INCENDIE DE LA RADE DE BORDEAUX - R A P P O R T G E N E R A L

Source : périodiques bibliothèque Mériadeck

Dans la soirée du 28 septembre, à l'entrée de la rade de Bordeaux, le feu prend à une allège chargée de pétrole; les tentatives pour concentrer l'incendie demeurent infructueuses; la gabare est coulée; les caisses de pétrole se dispersent ; le fleuve les entraîne dans toutes les directions avant qu'on ait pu les éteindre. En quelques heures, la rade est couverte de flammes; le feu augmente d'intensité, gagne les navires, et l'incendie prend des proportions terribles. Le sinistre est considérable ; pour les armateurs et les assureurs, il constitue une perte importante; mais pour quelques personnes, il devient un véritable désastre. Des familles d'émigrants, qui ont péniblement réalisé leur pécule pour se procurer les outils nécessaires à une profession dont ils attendent, dans leur nouvelle patrie, l'existence et le bien-être, perdent à la fois leurs bagages et leurs instruments de travail. Des bateliers sont privés de l'embarcation qui était toute leur ressource; des matelots, obligés de quitter précipitamment leur bâtiment, y ont laissé tous leurs effets. Des capitaines intéressés, dont les navires n'étaient pas assurés, perdent les économies de plusieurs années de navigation. D’autres capitaines ou officiers, à côté d'une perte matérielle importante, se trouvent privés d'un emploi qu'ils ne remplaceront peut-être pas de longtemps. Enfin, le sinistre du 28 septembre a produit de nombreuses misères dont le tableau impressionne vivement le public. Des souscriptions sont ouvertes à Bordeaux et dans plusieurs de nos ports maritimes, et se centralisent à la Mairie et à la Chambre de Commerce de Bordeaux. M. le Président de la Chambre de Commerce et M. le Maire de la ville de Bordeaux ont proposé de former une Commission à laquelle serait confiée la répartition des secours.

2. S O U V E N I R S L O C A U X

Extrait du récit par Fernand Thomas « Souvenirs Locaux » lors du cinquantenaire de l'incendie de la rade du port de Bordeaux.

Le 28 septembre 1869, le steamer « Comte de Hainaut » capitaine Cassimao, parti d'Anvers, arrivait à Bordeaux, dans la matinée. Selon le manifeste, présenté à la douane, par MM. Astruc et Raynal, consignataires, une partie du chargement se composait de mille quatre cent neuf caisses, essence de pétrole, pesant brut, quarante-sept milles kilos et de cent barils de pétrole, formant un poids brut de quinze mille six cents kilos. Les règlements interdisaient le débarquement de ce produit dans le port; ce travail s'effectuait sur la rive droite, près des docks Sursol, situés à la hauteur du magasin des vivres. Après transbordement, le pétrole était déposé dans une prairie voisine, sur laquelle était élevée une espèce de fortification en terre; un large fossé, rempli d'eau, entourait cet enclos, pour circonscrire l'incendie en cas de sinistre. Le steamer, déchargea la cargaison de pétrole dans deux gabares et, vers cinq heures du soir, vint s'amarrer au quai Louis XVIII. Le navire prussien « Frühling », venu de New-York, avec un chargement complet de pétrole, était mouillé près des docks Sursol. Neuf cent cinquante caisses d'essence, transbordées du « Comte-de-Hainaut », étaient sur la gabare « La-Trinité », conduite par le marin Louis Roque, appartenant au patron Boyer, de Sainte-Terre, sous la surveillance du douanier Boisset. A la nuit, le marin voulut s'éclairer d'un falot, mais des infiltrations de gaz, dont il est impossible de se rendre compte, s'étaient produites par les jointures des caisses. Dès que l'allumette fut enflammée, une formidable explosion se fit entendre et le feu prit à la gabare. Roque reçut d'horribles brûlures à la figure, aux mains et aux pieds. Boisset était grièvement blessé à la figure et aux jambes; ils s'échappèrent de ce brasier et furent transportés à l'hôpital Saint-André. Les amarres de « La-Trinité » furent immédiatement consumées, et le bateau partit en dérive, entraînant la deuxième allège. Le marin de cette dernière, Jean Bord coupa le câble qui les réunissait et jeta à l'eau quelques caisses enflammées qui, déjà brûlaient à son bord. Par cette manoeuvre, il préserva d'un désastre, non seulement sa gabare et le « Frûhling », mais tous les navires ancrés dans le port. Une flottille de bateaux à vapeur, de barques, de canots, montés par des marins, se rendit près de « La-Trinité ». L' « Hirondelle n° 3 » prit à son bord le capitaine de port Carpentier, qu'une yole conduisait près de la gabare incendiée. A ce moment, les flammes du brûlot, s'élevaient à une hauteur de six mètres, et on a peine à comprendre, comment cette épave passa, à la hauteur de la rue Poyenne, entre deux lignes de navires, sans les incendier. Pour éviter le danger, il fallait sortir la gabare du milieu de la rade et la diriger sur la rive droite, le plus loin possible des navires, mais cette opération était pleine de difficultés et de périls; on ne pouvait accrocher de remorques qu'à la chaîne du bateau, qui pendait sur l'avant, soutenant l'ancre. L' « Hirondelle n° «3 », portant douze pompiers et une vingtaine de militaires, s'approcha plusieurs fois sans pouvoir accrocher la chaîne. Deux habiles et hardis marins, à l'aide d'une yole et, malgré la chaleur qui se dégageait de ce brasier, purent enfin jeter des amarres sur la chaîne de l'ancre, pendue à l'écubier; « La-Trinité » avait abordé un groupe de navires, dont les mâtures prirent feu, mais que les équipages réussirent à éteindre. Pendant un moment, la gabare fut remorquée avec beaucoup de difficultés, puis la chaîne, sur laquelle étaient frappées les remorques, fila, l'ancre crocha le fond et le brûlot se trouva arrêté sur la rive près du débarcadère des Magasins Généraux, sans qu'il fut possible de l'entraîner plus loin. L' «Hirondelle n° 3 », fut forcée d'abandonner momentanément le sauvetage; des cordages et des débris s'étaient engagés dans son hélice. Le capitaine Carpentier passa sur le vapeur « Princesse-Mathilde », montée par MM. F. Heyrim, l'un des directeurs de la Compagnie de navigation, et Cadichon Dumeau. Le péril était grave; la gabare pouvait être entraînée en pleine rade par la marée qui montait jusqu'à minuit et il était impossible de la faire avancer, contre le courant, jusqu'à Lormont. Cette crainte détermina le capitaine Carpentier à faire saborder le bateau par l'arrière. Le « Monte-Christo », citerne à vapeur, s'avança vers cette partie, qui paraissait la plus affaiblie, pour y pratiquer une ouverture, afin que l'eau pénétrât, peu à peu dans la gabare et la fit couler lentement; mais son peu d'élévation, l'exposait, ainsi que ses marins, à être brûlés. L' « Hirondelle n° 3 », ayant repris son service, le capitaine Carpentier revint sur le vapeur et y demeura toute la nuit. Deux tentatives infructueuses furent faites par la « Princesse-Mathilde ». Des pompiers, placés dans des barques, essayèrent de saborder la gabare, pendant que le jet d'une pompe, dirigé sur le point indiqué, arrosait, en même temps, ceux qui tentaient l'opération; mais les haches des pompiers étaient trop courtes, on employa des haches de charpentier. Après des efforts inouïs, le sapeur Chaseau pratiqua une ouverture angulaire de quelques centimètres carrés, l'eau pénétra par cette brèche et la gabare commença à couler lentement pendant que la combustion se faisait sur place. On considéra alors tout danger comme passé et bien des curieux s'éloignèrent, persuadés que tout était terminé. Le vent était assez fort; tout-à-coup survint une rafale qui emporta au large des caisses en partie vides dont l'essence continuait à flamber; puis ce fut une immense nappe de feu, dans laquelle se précipitèrent les embarcations et les vapeurs qui essayèrent de couler les caisses au moyen de gaffes, de crochets, de perches, et d'éteindre le pétrole en battant l'eau avec les avirons. Ce fut en vain; la lave incandescente, portée par le flot,avançait toujours, menaçante vers le port, étendant ses sinistres lueurs. Bientôt, elle s'accrocha aux flanc des navires ancrés au large sur corps-morts,et activa le désastre. Les cloches des paroisses riveraines: Saint-Martin, Saint-Louis, Saint-Pierre et la Grosse-Cloche sonnent le tocsin. Tout Bordeaux, attiré par la lueur de l'incendie, se dirige vers la Garonne. Les balcons, les toits, l'esplanade des Quinconces, le pont de pierre sont garnis de curieux. Une clarté aveuglante illumine le port: plus de vingt navires sont en feu! Les flammes s'élèvent des carènes, incendient les bordages, grimpent le long des haubans, embrasent les mâtures; on dirait des phares gigantesques. Après des craquements sinistres, et semblables à des constructions de feux d'artifice, les mâts s'affalent et tombent sur le pont des navires. Des myriades d'étincelles s'élèvent des carcasses incandescentes et retombent en pluie d'or. Tous les vapeurs des Compagnies: gondoles, hirondelles, bondés de douaniers, pompiers, gendarmes, militaires, évoluent au milieu de l'incendie pour transmettre des ordres, aider aux manoeuvres, opérer des sauvetages, éviter des dangers. Des inscrits maritimes et des volontaires se sont mis à la disposition des autorités: leurs yoles rapides se jouent au milieu des flammes; ces intrépides sauveteurs reçoivent dans leurs embarcations le linge et les effets les plus précieux que les marins jettent par dessus bord. Le steamer «Emma » remorque les navires « Atlantique » et « J.-B.-D. » qui sont en péril. L' « Unico », tout en flammes, parti en dérive, vient aborder les trois- mâts «Tourny » et « Moïse »; en un instant ces deux navires sont incendiés. Cent cinquante émigrants venaient d'apporter sur le « Tourny » les effets de leur famille et le matériel qui devait leur permettre d'exercer, à Buenos-Ayres, leur industrie; tout est intégralement brûlé. Continuant sa dérive, l' « Unico » aborde le « Lormont » et lui cause de graves avaries. La « Reine-des-Anges » et la « Souveraine » sont prises entre l' « Unico » et le « Tourny »; leur perte paraît certaine, mais les pompiers et les sauveteurs qui sont à bord de l' « Hirondelle n° 2 » et du « Monte-Christo » se dirigent sur ce point et,après une lutte excessive, dégagent ces deux bâtiments déjà atteints par le feu. Le second de la « Reine-des-Anges », Célestin Hondu, brûlé horriblement à la figure, et Pierre Delmas, marin, blessé aux jambes, sont transportés à l'hôpital Saint-André. Le « Chomin » n'est plus qu'une fournaise; son équipage sauvé par un canot de la douane, ne l'abandonne qu'au dernier moment. L' «Harmonie », lancé la veille des chantiers Chaigneau, est, en un instant , la proie des flammes. La gondole n° 7 vient de conduire, près du pont de pierre, le « Méridien » et le « Léon » dont l'avant était en flammes; on lui signale qu'à Bacalan le « Panama » et le « Mary », unis par d'inextricables liens à la « Comète », sont en feu ; elle se rend au lieu indiqué, dégage la « Comète » avec difficultés, mais est prise entre le « Panama », le « Mary » et le « Charlemagne » parti en dérive. A grand'peine elle manoeuvre entre ces trois navires en flammes, se débloque, mais avec des avaries. Le « Mary » et le « Charlemagne », toujours en feu, viennent s'échouer au quai des Chartrons, près des rues Borie et Saint-Esprit, et pendant leur dérive causent de gros dégâts. L'une de ces carcasses s'arrête en travers d'un trois-mâts américain et d'un trois-mâts français, et les deux avants commencent à flamber. A la vue de ce nouveau danger, l'épouvante s'empare de tous les navires environnants; ils lâchent leurs corps-morts à la hâte, se tassent les uns sur les autres, et au nombre de dix ou douze dérivent en masse, s'écrasent mutuellement, cassent leurs vergues, brisent leurs mâtures, mais à tout prix il faut fuir l'incendie. L' « Olivier- Madeleine » se trouve au milieu de trois navires en flammes; par d'habiles manoeuvres le capitaine Rauque sauve ce bâtiment. Les équipages des navires « Figaro », « Niger », « Lequellec », constamment dans leurs embarcations, écartent les caisses de pétrole qui s'avancent vers ses bâtiments. Dès le commencement du sinistre, la « Princesse-Mathilde » et le « Riverain » ont rendu des services, mais les huit autres navires de la même Compagnie, mouillés en aval du pont, sont en péril; déjà la « Magicienne » commence à brûler. Ces dix bateaux, non assurés, sont évalués un million cinq cent mille francs. MM. Heyrim et Dumeau décident de remorquer leur flotte; ce sauvetage se termine à trois heures du matin. La corporation des pilotes se fait remarquer par son dévouement: le syndic Alis, qui a frappé des amarres sur la « Trinité », sauve le « Lotus »;Charron aîné dégage la « Blanche » et la « Souveraine »; Charron jeune coopère au sauvetage difficile des navires « Maréchal-Pélissier », « Formose», « Gabrielle »; Sartre conduit l' « Isabelle ». Labecot dirige le « Braemer », entouré de brûlots; Gaussens sauva le « Glaneur »; Gorce, pilote l' «Emma », remorquant les deux navires déjà cités; Arnaudeau conduit le « Costa-Rica » et se rend à bord d'autres navires; Guimberleau contribue au salut de l' « Opitaza » et du « Wodside »; Toulouse déséchoue le vapeur espagnol « Cid »; Renier, après plusieurs incidents, préserve le « J.-B.-D. » dufeu. Mancyre pilote la « Joséphine-Marie »; Rabère est blessé en dégageant du feu plusieurs caboteurs. Signalons aussi le marin Germain qui a frappé une remorque sur la « Trinité » en feu, et dégagé le « Formose » des brûlots qui le menaçaient. Toute la nuit les sauveteurs : douaniers, gendarmes,soldats, marins, volontaires, guidés par un esprit de sacrifice et de dévouement firent plus que leur devoir! L'impression causée par la vue de ce sinistre tableau est inénarrable. Devant la grandeur du spectacle, la population bordelaise ne se retira qu'à cinq heures du matin, jetant un dernier regard sur les carcasses en feu qui achevaient de se consumer lentement. Au jour, on se rendit compte du désastre. Seize navires: « Tourny », « Charlemagne », « Lieutenant-Bellot », « Moïse », « Unico », « Harmonie», « Pionnier », « Panama », « Mary », « Charlotte », « Ulysse », « Orizava », « Progrès », « Chimiste », « Ariel », « Chomin » étaient devenus la proie des flammes. Huit navires: « Jeune-France », « Léon », « Reine-des-Anges », « Christian », « Lormont », « Formose », « J.-B.-D. », « Surcouf », avaient de graves avaries causées par l'incendie. D' autres bateaux étaient moins atteints. La valeur totale des pertes fut difficile à évaluer; beaucoup de ces navires et leur cargaison étaient assurés à l'étranger et sur d'autres places françaises; on estima à environ trois millions les pertes subies par le commerce bordelais. Il fallut débarrasser le port des carcasses et des débris qui se consumaient; des vapeurs les conduisirent devant les chantiers Labat où, après les avoir échoués, on put les éteindre. Le soin de relever les carcasses coulées fut confié à la Société Labat et Moulinié. Une Compagnie pourvut aux premiers besoins des émigrants embarqués sur le « Tourny ». Des félicitations officielles furent adressées aux douaniers et au corps des sapeurs- pompiers, alors formé de volontaires. Le capitaine Jonnau remplissait les fonctions de commandant par intérim; il dirigea les secours avec sang-froid et habileté.

liste des navires incendiés

Plan montrant la position des navires incendiés. Nota : toutes les gravures proviennent du journal l’Illustration.
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